1/Armand Gatti : Fontanot, Rouxel, Manouchian, l’affiche rouge*…

Le travail d’Armand Gatti sur les résistants du groupe Manouchian s’étend sur une très longue période, qui démarre en 1965 et continue jusqu’en 1978, et qui se conclut par l’écriture du poème, La Première lettre, ainsi que la réalisation de 6 films portant le même nom. Il s’agit de la lettre de Roger Rouxel, fusillé sur le Mont-Valérien, à Mathilde, son amie de cœur.

* L’Affiche rouge est une affiche de propagande allemande placardée massivement en France sous l’Occupation, dans le contexte de la condamnation à mort de 23 membres des Francs-Tireurs et Partisans – Main-d’Œuvre Immigrée (FTP-MOI), résistants de la région parisienne, suivie de leur exécution, le 21 février 1944

Main-d’oeuvre immigrée : MOI

Celestino Alfonso  Espagnol, 27 ans. Olga Bancic, Roumaine, 32 ans ( guillotinée à Stuttgart, en Allemagne, le 10 mai 1944). Joseph Boczov Hongrois, 38 ans. 
Georges Cloarec, Français, 20 ans. Rino Della Negra, Italien, 19 ans. Thomas Elek Hongrois, 18 ans . Maurice Fingercwajg  Polonais, 19 ans. Spartaco Fontanot  Italien, 22 ans Jonas Geduldig, Polonais, 26 ans. Emeric Glasz Hongrois, 42 ans – Ouvrier métallurgiste.
Léon Goldberg, Polonais, 19 ans. Szlama Grzywacz  Polonais, 34 ans Stanislas Kubacki, Polonais, 36 ans. Cesare Luccarini, Italien, 22 ans Missak Manouchian Arménien, 37 ans
Armenak Arpen Manoukian, Arménien, 44 ans. Marcel Rayman, Polonais, 21 ans
Roger Rouxel, Français, 18 ans. Antoine Salvadori, Italien, 24 ans. Willy Schapiro, Polonais, 29 ans. Amedeo Usseglio, Italien, 32 ans. Wolf Wajsbrot  Polonais, 18 ans.
Robert Witchitz  Français, 19 ans

2/ PREMIÈRE ÉCRITURE, LE SCÉNARIO « L’AFFICHE ROUGE » 

En même temps, en 1965. La pièce de Gatti, La Deuxième Existence du camp de Tatenberg, est créée à Essen, en République Fédérale d’Allemagne.

En 1965, un premier scénario est écrit par Armand Gatti et Pierre Joffroy. Il s’intitule L‘Affiche rouge.

Il est vrai que pour Gatti faire un film sur un groupe d’immigrés résistants n’est pas tout à fait un hasard. Pendant la guerre de 39-45, il a été maquisard, il a été parachutiste. Et quand il est monté à Paris pour travailler après la guerre, il a vécu avec des papiers d’apatride pendant 10 ans. J’ai le souvenir d’un grand accordéon qu’étaient ces papiers et que les policiers laissaient s’ouvrir jusqu’au sol pour montrer le ridicule de l’objet.

Il s’agissait au départ pour Gatti de faire connaître au plus grand nombre le combat des hommes du groupe Manouchian. Pour avoir une place dans l’histoire officielle, ils avaient d’une certaine façon tous les défauts : ils étaient des immigrés, souvent communistes, venant parfois des brigades internationales. Dans les années 70, ce n’était plus leur combat qui intéressait la chronique, mais de savoir qui les avait dénoncés. On a même longtemps pensé que le Parti communiste les avait sacrifiés.

Dès le premier scénario, Gatti met en place un dispositif pour aborder l’histoire du groupe Manouchian. La démarche du film est décrite page 41 du scénario de la manière suivante :

« Un dialogue s’institue entre les acteurs et les parents des fusillés retrouvés par la production. Les vieux et les héritiers racontent comment la lettre, la dernière lettre, leur est parvenue et ce qu’elle a provoqué..»

 

Le dispositif est posé. Il s’agit de confronter l’Histoire à la mémoire des survivants, dans un processus de création.

Il est intéressant de noter que ce scénario, L’Affiche rouge, commence en 1938 en Espagne, à la Bataille de l’Ebre. Gatti a pensé toute sa vie que pour questionner le présent, il fallait partir de la guerre d’Espagne, l’aube de toutes nos défaites. Il est lui-même arrivé dans le maquis de Tarnac par la filière des Brigades internationales.

Dans le scénario, les discussions entre acteurs et survivants sont ponctuées de reconstitutions des actions du groupe Manouchian. Ces discussions permettent d’aborder des questions de l’actualité (page 23).

« À Jérusalem, devant un public d’arabes, l’actrice qui joue Olga (Bancic) défend sa conception du personnage. Elle s’efforce de justifier – en tant que juive – son rôle contre les Allemands (dont les Arabes étaient alors – objectivement – les alliés), alors qu’aujourd’hui, les Juifs font figure d’occupants en pays arabe. Peut-on remplacer, terme à terme, le mot allemand par le mot juif, le mot résistant juif par le mot résistant arabe ? L’actrice s’efforce de surmonter sa propre confusion, qui est aussi peut-être, dans une certaine mesure, celle de son époque. »

Sans arrêt, sont questionnés le sens et la possibilité de faire un tel film (page 34) :

« Roger est emmené avec les autres otages au Mont-Valérien. Le peloton les met en joue. Dans le studio, Mélinée dit à voix basse : « ce n’est pas possible ». Un autre survivant ajoute : « Il y a des moments où la fiction s’arrête ». Reprise de la projection des rushs. Roger, les mains attachées derrière le dos. Entre deux compagnons, il se met à siffler le Temps des cerises que reprennent, peu à peu, les acteurs du studio. Commence un grand meeting des morts et des vivants: « On est en train d’enterrer pour la deuxième fois ceux qui ne sont plus parmi nous ». »  

Cette question que se pose Gatti dans la fabrication de son film est la même question qui s’est posée en 2020, lors de l’inauguration de deux stèles au maquis de la Berbeyrolle, à Tarnac.

Est abordée aussi la question des otages qui pourraient être fusillés, du fait des actions du groupe Manouchian. Cette question agite encore aujourd’hui les historiens-évaluateurs. Dans le film, il y a un dialogue avec Spartaco Fontanot et ceux du groupe. Spartaco vient d’apprendre que son frère Nerone a été fusillé (tous les hommes de cette famille d’italiens anti-fascistes seront fusillés à différents moments de la Résistance en France).

Spartaco Fontanot

« Spartaco : Ma mort n’est pas extraordinaire. Il faut qu’elle n’étonne personne et que personne ne me plaigne, car il en meurt tellement sur les fronts et dans les bombardements qu’il n’est pas étonnant que moi, un soldat, je tombe aussi.

– Tous les otages n’étaient pas partisans. Vingt ans après, nous entrons dans le même jeu, un jeu dangereux.

– Je le reconnais, le jeu qui consiste à comparer les chiffres d’une seule nuit de bombardements sur l’Allemagne et les résultats de notre action. »

Dans le deuxième scénario, la question des attentats et des représailles est aussi mentionnée :

« Fontanot : Nous sommes entrés dans le cercle infernal. Quand tu tues un des leurs, ils fusillent 10 des nôtres. Nous répliquons en en descendant deux, ils en fusillent 20. On n’en sort plus. Du point de vue des représailles, un seul bombardier sur une ville allemande fait, en une nuit, cent fois plus de travail que nous en un mois.

Rajman : Fontanot, tu veux que je te dise ? Et bien, tu te dégonfles. Si des gars comme toi s’arrêtent, ça veut dire que cette guerre, on pourra jamais la gagner. »

Marcel Rajman

 

 

 

3 /  Deuxième écriture : un audiovisuel pour organiser les débats avec les survivants pour la préparation du film

En 1966, au TNP-Palais de Chaillot en janvier, Gatti monte Chant public devant 2 chaises électriques, et en mai, à Saint-ÉtienneUn homme seul.

Armand Gatti et son équipe vont écrire un audiovisuel pour projeter aux survivants afin de présenter le groupe Manouchian. La fin de l’audiovisuel témoigne du désir d’Armand Gatti de rendre présent au monde les combats du groupe. « Lequel d’entre eux peut-il encore 25 ans après répondre : présent ». Le combat pour lequel ils ont tout donné fait-il parti de nos luttes où en est-il aussi éloigné que celui des trois Horace et des trois Curiaces.

La phrase de Joseph Boczov « la guerre d’Espagne nous l’avons commencée à Madrid, nous l’avons continuée à Paris, Elle continuera à travers le monde bien après. N’indique-t-elle pas la piste à suivre ?

Nous avons nos luttes, nos combats. Leurs images continuent-elles quelque chose de ce qui les poussaient à affronter les mousquetons ?

Dernière lettre d’Alfonso : « Chère femme et fils, je ne regrette pas mon passé. Ce serait à recommencer, je serai encore le premier. »  À recommencer quoi ?

« Dernier mot de Manouchian : « Aujourd’hui il y a le soleil Qui éclaire-t-il ? Aujourd’hui comme hier l’image du même peloton d’exécution. C’est cette image devant nous la changer ?« 

C’est précisément à cette question sur la possibilité de changer l’image, qu’Armand Gatti travaillera pendant 12 ans

Mélinée ecoute la lettre de Missak Manouchian

 

4 / 1967. NOUVELLE ÉCRITURE DU SCÉNARIO :               « LE TEMPS DES CERISES »

En même temps, en 1967. Gatti écrit une pièce sur la guerre du Vietnam, La Nuit des rois de Shakespeare par les comédiens du Grenier de Toulouse face aux événements du Sud-Est asiatique : V comme Vietnam. Et à Paris, Les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise..

 Le deuxième scénario sur le groupe Manouchian porte le titre : Le Temps des cerises. Ce chant de la Commune de Paris est le signe de ralliement du groupe Manouchian.

Ce n’est plus un scénario, c’est un découpage. Les plans sont indiqués numérotés. Dans cette version, les scènes de reconstitution sont beaucoup plus importantes que dans la première version. Ce qui donne à l’ensemble une facture plus classique. Mais c’est cette version qui va recevoir une subvention du Centre National du Cinéma. Importante. Gatti ne trouvera jamais le producteur qui acceptera de prendre cette subvention pour qu’il puisse réaliser le film.

Page 44, celui qui joue le metteur en scène essaye d’expliquer pourquoi il faut persister dans ce travail sur le groupe Manouchian :

« Survivant 1 : Aujourd’hui, l’Histoire a quand même tranché en notre faveur.

Survivant 2 : Quel intérêt à chercher nos vingt ans à travers ces ombres    et ces lumières ?

Metteur en scène : L’Histoire, c’est de la connerie. Elle momifie tout. Si vous ne remontez pas à contre-courant de ses sentences pour retrouver l’écho de ce que furent vos joies et vos peines, autant faire du cinéma vérité, c’est-à-dire se donner bonne conscience… »

 

 

5 / Quatrième écriture :   L’Affiche rouge (deuxième version)

En même temps, de 1968 à 1971. Gatti écrit Le Petit manuel de guérilla urbaine.        Au TNP-Chaillot, sa pièce, La Passion du général Franco, est interdite, il s’exile en Allemagne de l’Ouest. Gatti travaille à Stuttgart (RFA) pour réaliser son troisième film, Übergang über den Ebro (Le Passage de l’Èbre). Il monte La Naissance et présente Rosa Collective à Kassel (RFA).

Le troisième scénario de l’Affiche rouge garde la même organisation que les deux premiers, à savoir la rencontre d’une équipe technique avec les survivants. Ce qui change c’est que l’équipe a beaucoup plus d’importance dans le déroulement. Nous sommes dans l’après Mai 68 et apparaît dans ce scénario ce qui deviendra une règle d’écriture gattienne par la suite, à savoir le rôle des loulous, grâce à l’entremise de Gus Raynal qui, en 69, travaille à la Maison des Jeunes et de la Culture de Montreuil. Les loulous sont de jeunes prolétaires qui flirtent avec la brigande, ceux que Marx appelle le « lumpen » prolétariat, la « canaille ». Gatti préfère employer le terme plus affectueux de loulous. On retrouve aussi dans ce scénario Pierre Chaussat, photographe, qui est présenté comme une sorte d’archiviste.

L’actualité arrive plus concrètement dans le champ de la réflexion. Proposition d’images de manifestations lycéennes des années 70 avec le commentaire suivant :

 « Les lycéens, Thomas Elek, 18 ans, et Léon Goldberg, 19 ans, ne sont pas dans ces manifs de lycéens, ni dans ces images de lycéens d’aujourd’hui. »

La présence d’un archiviste est prétexte à de nombreuses indications « d’images éclatées » . Ces indications sont l’amorce de la déconstruction de l’image dans les films qui suivront. Ainsi apparaît, au moment où l’on parle des camarades autrichiens et allemands, des images sur le groupe Baader-Meinhof.

Les premières mises en abyme – qui vont se développer pendant le tournage de l’Isle-d’Abeau en 1979 – apparaissent dans ce scénario :

 » Ce n’est pas une reconstitution, un film sur le groupe Manouchian-Boczov, mais ce qu’est devenu leur combat aujourd’hui. Le cinéma appartient par définition au pouvoir (celui de l’argent, celui de l’État) donc une forme abstraite contrainte à toutes les formes de combat qui ne soient pas bidon. »

Arrive une séquence qui se nomme « Cinéma publicitaire » :

« Montage de photographies éclatées sur lequel s’inscrit le carton : « Equipe publicitaire du groupe V ». »

Il mentionne tous les combats qui pourraient faire écho à celui du groupe Manouchian : Le Sinaï, les rues de Prague, les maquis colombiens, la guerre au Vietnam, les machines géantes soviétiques, la prison de San-Quentin (Californie) le jour de l’assassinat du Black Panther, George Jackson. La séquence se conclut par un montage de photographies éclaté sur lequel s’inscrit le slogan publicitaire :

« N’achetez pas votre fusil à tuer les horloges. Inventez-le ! »

La troisième séquence s’appelle « Proposition du scénariste » : le débat sur la question de la Palestine continue. Arrive la proposition des survivants qui commence par un poème de Manouchian :

« Ô vents déchaînés qui me pourchassez

Une rage de tigre longtemps enfermé

Féconde forge mon esprit

Pour la grande tempête qui doit éclater… »

Les débats continuent entre les différents groupes sur ce qui pourrait incarner une continuité :

« Deux générations, déjà, de travailleurs émigrés ont effacé tout ce qu’il restait des années 40-44 – briser leur solitude je ne sais pas ce que c’est. (…) Faut pas oublier les brimades policières du Ministre de l’Intérieur, Marcellin, et de la Justice, Pleven. L’un fait condamner Geismar – parce qu’il a dit Mao, avec tout ce que ça implique de son point de vue – à trois ans de prison et accorde quatre mois de sursis à un flic qui a tué un Algérien dans une manif.

Arrive dans le débat, amené par Gus (Gérard Raynal) et les loulous, Esteban Arias :

« On nous a dit que Esteban Arias (un ancien du groupe Manouchian) était passé vous voir dernièrement, lorsqu’il est arrivé à Paris. Il n’est pas ici ? »

Le personnage d’Esteban Arias permet à Gatti d’écrire ce qu’il pense de la réalité de 1970, par rapport au combat des années 40.

 « Esteban Arias, trois ans de guerre d’Espagne, quatre mois au camp de Gurs, plus trois ans de Résistance française, plus 7 mois de maquis normand, plus quatre mois de maquis espagnol, plus 25 ans de prison à Burgos, dont 20 ans en cellule tout seul, est allé se suicider dans le pays socialiste qu’il l’avait accueilli. »

Le film se finit sur le groupe espagnol qui soutient de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna, organisation basque indépendantiste et révolutionnaire) et autour de lui toute la communauté espagnole. Ils ont envahi le studio de tournage :

« Peut-être y a-t-il un plan en trop. Nous proposons des images que ceux qui viendront les voir rempliront avec leurs propres images. Les leurs, pas celles des autres.

Tout le film sera en blanc, mais nous apporterons quand même notre bande sonore, celle du procès de nos camarades de l’ETA à Burgos. Au cours de l’interrogatoire par les militaires, ils se sont levés et ont pointés leurs chaînes vers les militaires (à tel point que l’un deux dégainera son sabre, pris de peur), ils ont chanté, beaucoup plus que l’hymne basque, la naissance d’un mouvement de masse combattant… Les images suivantes seront des images en blanc : on entendra un morceau de l’enregistrement clandestin du procès de Burgos.

Fin et commencement… »

Ainsi se clôt le scénario.

Procès de Burgos : où fut prononcé, en 1975, par la justice franquiste, 9 condamnations à mort et des peines allant jusqu’à 70 ans de prison, contre les militants de l’organisation basque Euskadi Ta Askatasuna.

 

 

6/ Cinquième écriture : La Première lettre

En même temps, de 1972 à 1977. Gatti écrit La Colonne Durruti ou Les Parapluies de la Colonne IAD (usine Rasquinet, quartier de Schaerbeek, à Bruxelles). Gatti écrit à Berlin : Quatre schizophrénies à la recherche d’un pays dont l’existence est contestée, puis il écrit sur les femmes résistantes allemandes : La Moitié du ciel et nous, en dialogue avec Ulrike Meinhof. En 1974, le scénario de Gatti sur L’Affiche rouge est plagié par un réalisateur, Frank Cassenti, qui trouvera argent et prix. Il apportera une nuance au scénario de Gatti : il remplacera les survivants du groupe Manouchian qui devaient jouer leurs propres rôles par des comédiens de La Cartoucherie de Vincennes qui joueront le rôle des survivants. Gatti écrit Le Lion, sa cage et ses ailes, huit films racontant une ville à travers son émigration.

Roger Rouxel

La Première lettre

Gatti avait choisi de travailler avec la population de L’Isle-d’Abeau, à partir de la lettre que Rouxel écrit à son amie de cœur, juste avant d’être fusillé. L’ensemble du travail s’est intitulé « La Première lettre ». Nous avons rencontré Mathilde, fille d’émigrés italiens. Elle avait gardé cette précieuse lettre. Elle nous l’a donnée pour qu’elle puisse devenir un moment public de la mémoire collective et de l’émotion.

Fresnes, le 21 février 1944

Chère petite Mathilde chérie,

Je t’écris une première et dernière lettre qui n’est pas très gaie. Je t’annonce ma condamnation à mort et mon exécution pour cet après-midi, à quinze heures, avec plusieurs camarades. Je te demande d’avoir beaucoup de courage. Je vais mourir en pensant à toi, jusqu’à la dernière seconde, comme j’ai toujours pensé. Je meurs courageusement et en patriote pour mon pays. J’ai fait mon devoir de soldat.

Je te demande d’oublier ce cauchemar et te souhaite d’être heureuse, car tu le mérites. Choisis un homme bon, honnête et qui saura te rendre heureuse. Conserve ma mémoire le temps que tu voudras, mais il faut te dire une chose : personne ne vit avec les morts. J’avais fait pour toi et moi de beaux projets, mais le sort en a décidé autrement. Je te jure que je n’ai jamais eu de moment de défaillance. Je meurs en soldat de la libération et en Français patriote. Tu demanderas, si tu le désires, à mes parents chéris que je vais quitter avec un grand regret, un souvenir de moi qui ne devra jamais te quitter. Tu diras aussi à tous mes camarades que tu connais, que je les quitte en pensant à eux, qu’ils pensent un peu à leur camarade qui est mort pour sa patrie.

Chère Mathilde, j’aurais bien voulu, ainsi que mes parents, vous serrer une dernière fois dans mes bras, mais le temps me manque, je pense tendrement à tes parents, à toute la famille que je regardais déjà comme la mienne. Mon dernier souvenir va aussi vers tous les voisins et amis que je quitte en embrassant de tout mon cœur. J’espère que le souvenir de mes camarades et le mien ne sera pas oublié, car il doit être mémorable.

Petite Mathilde, je te demande encore une fois d’être heureuse, c’est ma dernière volonté. Ma lettre n’est pas très bien écrite, mais ce n’est pas de ma faute, conserve-la parmi les objets qui te sont le plus précieux. Je termine en t’embrassant de tout mon cœur. Et ton souvenir m’accompagne jusqu’au bout.

Ton petit ami qui te quitte pour toujours.

Roger Rouxel

Vive la France

La Première lettre est le titre des six films tournés à L’Isle-d’Abeau. C’est l’ultime rebondissement de cette aventure autour du groupe Manouchian. Gatti sort complètement du champ pyramidal de l’organisation du travail dans le cinéma. Chacun est invité à s’exprimer de là où il est. Le forgeron de sa forge, les coiffeuses sur les coiffures, les techniciens à partir de leur matériel et le poète en écrivant des poèmes. Gatti décide de se présenter aux populations avec lesquels l’équipe va travailler avec un poème. C’est à la fois rien, mais d’un autre côté c’est énorme 

Comment a été écrit ce poème ? Tous les assistantes et les assistants avaient commencé à travailler avec des groupes (des enseignantes et des enseignants, des paysans, des moines, des lycéennes et des lycéens, un cheminot, un gendarme à la retraite). Gatti les a tous rencontrés, puis il s’est retiré pendant deux mois en Italie. Nous faisions la navette pour aller le voir. En fait, quand ce poème, L’Opéra, est arrivé, l’expérience était finie. Il racontait parfaitement toutes les questions que soulevait ce projet, et pour nous, et pour ceux qui y participaient.

Le travail avec les différents groupes s’est construit autour de 5 épisodes de la vie de Roger Rouxel. La zone où il est né, l’école, l’usine où il travaillait à son arrestation, le cinéma du quartier et la lettre à Mathilde. Chaque thème fit l’objet d’une affiche, distribuée à ceux avec qui nous travaillions.

 

7 / Sixième écriture: « La rencontre », un des Cahiers de l’Isle d’Abeau ».

Une brochure est faite à L’Isle-d’Abeau pour accompagner la fabrication du film. Elle décrit par le menu ce travail de toute une année. Pierre Joffroy et Joëlle Hocquard seront les tuteurs de ces trois documents bourrés d’informations.

Le numéro un s’intitule La Rencontre.

Un premier article raconte cette première rencontre où l’équipe de tournage retrouve Mathilde, à qui s’adresse la lettre de Roger Rouxel. C’est une fille d’émigrés italiens, qui vit dans la banlieue de Paris, que nous retrouverons grâce au frère de Roger, Paul Rouxel. Gérard Raynal, assistant historique d’Armand Gatti, titre son texte : Quand Mathilde, 34 ans après, sort d’une lettre pour rentrer dans un film.

La rencontre avec Paul et Mathilde

https://vimeo.com/502917533

Gérard raconte : « La rencontre avec Paul Rouxel est une fête, son œil bleu rieur est toujours allumé avant même qu’une plaisanterie éclate, il y a toujours cet œil bleu qui le précède. Paul a tout juste passé la cinquantaine. Il a trois fils. L’un deux a le même âge que Roger, aujourd’hui. Il entretient un dialogue secret avec son oncle fusillé. Paul en parle avec beaucoup de douceur et de sensibilité, simple. Il aime rappeler dans ces occasions-là qui était Roger. »

Paul raconte : « L’ami de Roger, Wichitz était un jeune aux cheveux roux, gai, copain d’enfance de Roger. Il venait souvent voir des cousins habitant tout près de chez nous dans la zone. Il était télégraphiste. Désigné pour le STO (service du travail obligatoire), il était entré dans la clandestinité. C’est par lui que Roger a connu le groupe Manouchian. »

Puis Paul propose de rencontrer Mathilde. Elle travaille à Orly à la sécurité sociale, elle est caissière. « Il faudra aussi que vous voyez Arsène Tchakarian, il était du coup du groupe Manouchian, il a été condamné à mort par contumace ». Mathilde est fille d’immigrés italiens. La vie de Mathilde a été remplie de travaux d’usine : fabrique de bonbons, petite mécanique de distributeurs automatiques avant d’aboutir plus tard à la Sécurité sociale.

Tout de suite, elle nous demande des nouvelles de la zone : « Maintenant, dit-elle, je suis enfermée derrière des barreaux, mais ce sont les barreaux du quotidien. La petite vie tranquille bien rangée, où il ne se passe pas grand-chose ». La lettre que Roger lui a écrit, elle ne l’a reçue que quinze jours après son exécution. De ses activités clandestines, elle n’a rien su du temps de son vivant. Paul et sa famille non plus. Roger avait réussi ses deux vies : celle de tourneur le jour, celle de partisan la nuit

Puis la revue continue avec un décryptage du premier montage que nous avons fait avec Arsène Tchakarian, Mathilde et Paul Rouxel. Ce qui nous a fasciné d’emblée quand nous les avons rencontrés, c’est qu’ils sont tous bien vivant… Alors que cette époque nous semble si lointaine. La maison où habitait Mathilde dans la zone est toujours là. Arsène Tchakarian nous a fait faire le tour de Paris pour nous montrer où Roger a lancé des grenades : le restaurant, le Moulin Vert, dans le 14e n’a pas changé de nom. Il est à 200 mètres de notre salle de montage.

https://vimeo.com/496977787

Suit un article sur les 150 projections du film de présentation qui ont eu lieu à L’Isle-d’Abeau. Aussi bien dans les maisons de retraite que dans les écoles, les lycées, chez les apprentis de Bourgoin-Jallieu, chez les coiffeuses, les cuisiniers.

Les rencontres dépassent largement le secteur géographique où nous avions prévu de travailler. Un membre de l’équipe, Jean-Pierre Duret, est un allobroge, originaire de Savoie. Il a un frère prêtre et connait tout ce qui bouge dans l’espace catholique. Il va nous mener jusqu’à l’abbaye de Tamié de l’Ordre cistercien de la Stricte Observance. Avec ces moines cisterciens, nous réaliserons un film. La première fois que nous les avons rencontrés, ils nous ont donné un poème du frère Didier

« Qui es-tu petit enfant

debout devant la muraille

vers quelle fleurs as-tu marché

pour la première fois

Ton sourire nous regarde

Dieu semble s’être bercé

depuis toujours entre tes bras. »

Rouxel devient un moteur de questionnements pour les enseignants, pour les agriculteurs, pour ceux que nous appelons les feux follets de la Lieuse, une bande de jeunes à Mobylette. L’Isle-d’Abeau est une ville nouvelle, beaucoup d’agriculteurs sont déstabilisés par la grande bousculade entraînée par la construction de tous ces immeubles, comme Monsieur Cottin paysan à Fallavier : « Ici, la résistance est devenue quotidienne ».

Suivent les propositions du groupe des coiffeuses de Bourgoin-Jallieu, de Daniel, électricien, de Christian, chauffagiste, de Dominique, électricien à Tignes, de Georges, plombier-zingueur, de Mario, électricien, de Patrick, plombier sanitaire, de Jean-Pierre, chauffagiste, de Christian, électricien, de Pierre, carrossier, de Daniel, électricien, de Franck, plombier, de Gilles, plombier, de Denis, plombier-zingueur, de René, plombier, et d’Eric, chauffagiste.

L’Hetman Jacques Sapiega déclare : « Le récit de Rouxel est devenu palimpseste, où chacun peut écrire, sans se soucier de l’objet fini, il suit sa propre partition. »

Les affiches de sérigraphie étaient une manière d’annoncer et mettre en route la réalisation de l’un des épisodes du film, « La Première lettre ».

 

 

8 / Septième écriture : Cahier de l’Isle d’Abeau, L’Opéra.

 

Le poème, L’Opéra

Le numéro deux des cahiers s’intitule L’Opéra. C’est le titre donné par Gatti à son poème. Cela fait déjà 12 ans qu’il essaye de faire un film sur le groupe Manouchian. Et finalement, c’est à l’Isle-d’Abeau qu’il atterrit à la limite de l’Isère. Au bord de l’étang de Fallavier. Dans le poème, cela est décrit très précisément :

« Planète Rouxel, nous t’avons porter jusqu’à l’étang de Fallavier, avec nos lendemains qui chantent. »

« L’histoire, il faut la réinventer chaque jour »

1978, Gatti essaye de répondre à la question d’Esteban Arias : « Alors, vous continuez le combat ? », dans une lettre aux Attoun, Jacqueline et Lucien, de Théâtre Ouvert. Gatti vient de commencer le tournage de La Première Lettre et essaye de raconter ce qui se passe.  

Hélène Elek et Armand Gatti à la commémoration 
du Groupe Manouchian

Lettre à deux amis.

Vous parlez de théorie dramatique, vous savez mon peu de goût pour cela, lorsque je me trouve face aux langages multiples d’un objet, d’un personnage, d’un être humain qui se croisent, se dispersent, se répondent, entrent par moment dans le concert des années-lumière pour en ramener des mots, des sons aux dimensions inconnues. J’essaye de voyager avec l’un ou l’autre. Peu importe où ils me conduiront : l’important c’est le voyage – court ou long – que nous ferons ensemble. Les hommes d’écriture que nous sommes sont faits de ces voyages. Lorsqu’il n’y en a pas, nous nous trouvons aussi monstrueux qu’une usine abandonnée dans un paysage d’après la guerre que vent et pluie n’interrogent plus. Faire de la théorie suppose avoir une vérité. Je me suis toujours méfié de celles qui portaient la vérité. Toutes les vérités que j’ai connu avaient un uniforme de flics, une solide matraque à la main. Les employer revient à faire de chaque être, objet, paysage arbre, une page à reconquérir, mais jamais à faire naître. L’écriture y entre comme une armée dans un pays inconnu et se découvre histoire au fur et à mesure qu’elle avance, jetant dans les géhennes de la marge et même en dehors de la page d’histoire, les multiples histoires des autres. Je préférerais vous parler de vous deux et du monde de l’écriture dramatique à tous les niveaux, tel qu’elle s’élabore à chaque instant. Ce monde n’a pas besoin d’être raconté : il est vécu. Des dizaines et des centaines de gens le vivent avec vous. Et je sais que j’en suis.

Nous sommes la tribu à L’Isle-d’Abeau. Face à l’étang de Fallavier. Pourquoi, à cause d’une anecdote : on reprochait à Hélène, mère de Thomas Elek, lycéen fusillé à l’aube de la libération, d’avoir donné à huit de ses petits-fils et cinq de ses petits neveux le nom de Thomas. « C’est pour donner à Thomas quelques instants de plus à vivre ». Si une création quelques soient les formes à partir desquelles elle apporte une identité fugace et qu’elle entre en dialogue avec elle, a un sens ; c’est bien celui de donner à vivre plus. L’expérience tente de donner un autre fusillé de 17 ans, pratiquement inconnu, ces quelques instants de plus dont parle Hélène Elek : Roger Rouxel, tourneur à Ivry. Il fut le plus torturé du mouvement ouvrier international parce que le premier arrêté et le plus jeune. Il n’a jamais parlé, seuls ses hurlements qui montait de la préfecture de police ont parfois gêné dans son travail le préfet Bussières en fonction à ce moment-là. Donner un sens à ce mutisme pourrait être pour nous un point de départ. En tout cas, il a fait de nous les hôtes assidus des signes tracés après Roger Rouxel, mais il y a aussi ceux de nous qu’il a laissé de lui-même et qui ont plus de poids : sa dernière lettre, écrite avec un morceau de crayon dans le froid glacial de sa cellule de Fresnes, trois heures avant d’être descendu à la mitrailleuse dans le théâtre de verdure du Mont-Valérien, ajoutant une unité de plus aux 5000 patriotes qui étaient déjà passés par là. Le 21 février 1944, « Chère petite Mathilde chérie »… Trois heures avant de mourir, l’adolescent avait fait ce qu’il n’avait jamais osé faire : déclarer son amour avec tout ce que l’amour recèle de définitif à cet âge-là. Sa dernière lettre de vivant et sa première lettre d’amour ont été faites des mêmes mots, des mêmes jambages et dans la mesure où le froid et le crayon le permettaient des mêmes pleins et déliés ; bref, c’étaient une seule et même chose. C’est autour de celle-ci que se tisse en ce moment notre expérience, devenu un opéra solidaire composé de 63 groupes allant de cinq à 120 membres chacun : une population donnant sa mémoire et son chant à un amour que les balles du Mont-Valérien ont culbuté dans la fosse commune.

Au moment où je vous écris, la scène, où Manouchian et son groupe dont Rouxel apparaissent devant les juges militaire de l’Hôtel Continental, est répétée avec des cerfs-volants par des réfugiés vietnamiens : d’un côté, le groupe Manouchian (le cerf-volant de Roussel est plus petit) de l’autre les juges et les planqués de l’époque. Voici que, d’un coup, Manouchian et le président du tribunal, pris dans un même souffle, grimpent de plus en plus haut, en s’invectivant. Attente. Qui va l’emporter ? Et voici que les cerfs-volants se rabattent. Le président militaire se prend dans des fils à haute tensioν ; Manouchian passe au travers et remonte dans le ciel. Il domine l’ensemble. De spirale en spirale, c’est lui qui nous raconte son propre procès. Comme il l’entend. L’histoire n’est jamais la même : notre privilège n’est pas de la falsifierμ mais de la réinventer chaque jour. En ce momentμ chacun brandissant son quotidien, ses outils comme une utopie, une population en ses différents âges écrit pour changer son passé.    Armand Gatti

 

9 / Huitième écriture : Cahier de l’Isle d’Abeau : « Le temps de la Mésange »

Le cahier n°3 de L’Isle-d’Abeau consacré à Roger Rouxel s’appelle Le Temps de la mésange. Sont réunis la description des tournages et de multiples scenarii. Les participants-auteurs racontent leur film, ce qu’ils ont vécu, pensé. Le cahier se conclut : « Un nouveau film, né des décombres de l’ancien – nourri de témoignages inédits, de sources restées trop longtemps discrètes, parcourus enfin par l’oxygène d’aujourd’hui. Car si 1978 se souvient de 1944, 1978 n’est pas 1944 ».

Etait posée, depuis le départ, la difficulté qu’il y aurait à traduire les actions du groupe Manouchian, mais aussi à traduire en images les scenarii proposés par la population. Plusieurs articles reviennent sur ce pari. La caméra paluche devait être l’outil de toutes les transgressions visuelles. Lilly C., professeure à Villefontaine, le décrit : « Le dernier de mes tournages, c’est mon quotidien : mon appartement, l’école, les amis, les commissions. Une vie de rire, une vie triste, joyeuse, tendre ou froide : celle qu’on mérite, celle qu’on se fait sienne, on va venir la regarder avec une caméra ultramoderne, la paluche, caméra plus maniable que celle utilisée pour filmer L’Opéra. La caméra voyeuse est sans pitié qui grossit tous les défauts. Ce sera un film entre nous, entre femmes. Elle, Hélène me filme, Muriel, Ariane ou Fabienne prennent le son et moi de l’autre côté de la caméra, je vais de découvertes en découvertes : il faut cadrer, ne pas sortir du cadrage. Hélène cherche ses plans, fait des tentatives, tâtonne sourit : elle a trouvé. Elle m’aime bien, ses images sont bonnes, je l’aime bien. Je recommence les séquences autant de fois qu’elle me le demande. La preneuse de son m’encourage. Je suis suivie, épiée par le petit instrument. Ce qui est difficile, c’est plus tard, le moment où l’on se voit sur le petit écran de contrôle sa propre image mobile. C’est là que le choc ce produit : image implacable de soi-même en action. Impression bizarre : je marche à côté de mes chaussures, je me suis, je me précède… C’est bien moi, là, dans la petite lucarne étrange.

 Hélène Châtelain conclut tristement dans son article : « Là, il ne s’agissait plus d’une expédition de reconnaissance (on se pose, recueille quelques images cailloux pour preuve de passage, on décolle) pour un vrai voyage. Pour faire les vrais voyages, il faut du temps. Ce temps-là nous a manqué ». Mais elle finit sur une note optimiste. Les images cailloux vont devenir des images notes de musique : « Elles vont maintenant entrer dans une logique autre. Notes de voyage, elles vont devenir en noir et aussi en blanc, note au sein d’une partition qui reste à écrire ».Tout n’est pas foutu.

L’Hetman Jacques Sapiega, enseignant de passage à L’Isle-d’Abeau, conclut en écrivant : « Il ne s’est pas agi de la mise en boîte de choses déjà mortes, mais d’une découverte permanente, d’événements faits eux-mêmes de plusieurs possibles (tout comme chaque trajet est fait de plusieurs itinéraires possibles). – Et le dialogue a continué – de toutes les ressources de leur corps, leur voix, leurs gestes, leurs mots d’enfants, des femmes, des hommes ont donné à Roger Rouxel ce qui leur a semblé essentiel dans leur existence : un arbre, un oiseau, un livre, un outil, un savoir-faire, un souvenir, un savoir, une solitude… L’œuvre collective était là, dans ses créations juxtaposées ».

 

10 / La musique… Chanter le poème

« Masculin et féminin bloquent leurs signes.

Ils cessent d’être, pour être racontés, et trouvent les crayons de couleur des trousses d’écolier, comme autant de conteurs.

Crayons destinés à la marge, terrifiés comme les nuits d’un enfant de bidonville, ceux des trousses qu’on ne retrouve pas.

De ce que furent vos jaunes, vos noirs, vos rouges, naît chaque jour la plainte des couleurs.

Les noms de Mathilde et de Roger, sur les bancs d’école de L’Isle-d’Abeau, les crayons des trousses perdues les cherchent, en couleurs de l’arc-en-ciel.

En vain, ils dessinent à la place des feuilles de peuplier.

Et les feuilles, que l’arc-en-ciel brûle, disent :

Ce qui fait de la lettre de Roger à Mathilde un cri de soleil (comme peut être cri une fleur poussée sur le bord du précipice) est compris tout entier entre la sonnerie de la rentrée des classes et celle de la récréation ». 

La Première lettre/ L’école

Une fois que Gatti eut écrit son poème, la question était de savoir de quelle manière il allait s’intégrer au film. Gatti choisit qu’il serait chanté. Et le chant fut le c(h)œur de véritables rencontres avec les participants.

Michel Arbatz, compositeur de beaucoup de chants pour les collèges, pour l’équipe et pour de nombreux groupes d’habitants, s’est posé la question des voix :

« Faire sortir sa voix des décombres, de silences accumulés dans des années d’école ou d’usine, où elle n’était plus que parlée, c’est comme l’écriture, l’arrachement d’une face cachée de soi-même. S’il nous reste le cliché du maçon italien à la voix d’or, c’est qu’on ne chante plus beaucoup dans ce pays d’une façon quotidienne. Passées les premières hésitations, des individus, puis des groupes se sont mis à chanter, et leur nombre augmente. Des voix rouillées ressortent dont on avait oublié l’existence par trop de familiarité. Il y en a de tous les timbres, de toutes les tessitures et qui reviennent vite même si elles n’ont pas tourné depuis longtemps. (…) Chaque groupe prend en charge une partie de la chanson en lui prêtant sa palette faite de couches d’histoires différentes. Ainsi, l’arrivée de la planète Rouxel dans la ville nouvelle et les réponses qu’elle suscite… seront chantées en partie par des groupes d’élèves ou de professeurs. Voilà quelques aspects de la matière musicale qui peut contribuer à donner quelques instants de plus à vivre à Roger Rouxel. » D’autres compositeurs s’ajoutèrent à Michel Arbatz. Les moines de Tamié qui composèrent la musique du poème, La Dernière nuit. Comme le souligne Michel, le fait que les habitants de L’Isle-d’Abeau prennent les mots du poète pour les chanter fut un moment éclatant où le passé redevenait intensément présent ranimé par la vibration des voix…

 

11 / La dernière nuit. Du Mont Valérien à Tibehirine

 

Frère Christophe, moine cistercien de l’abbaye de Tamié

 

La place du chant. La rencontre avec les moines cisterciens de Tamié fut, en tout, singulière. Gatti leur proposa de prendre en charge la dernière nuit des 21 du groupe Manouchian, avant leur exécution sur le Mont-Valérien. Nous avons tourné à l’intérieur de la clôture du monastère. Pendant 10 jours.

Il y avait un moine chef de chant nommé Aelred qui a accompagné tout ce travail. C’était sa fonction singulière à l’intérieur de l’ordre. À chaque fois qu’une communauté était en fragilité, il était envoyé le temps qu’il fallait pour que le groupe arrive de nouveau à sonner juste. Une communauté en danger ne sonne plus, n’arrive plus à vraiment chanter. De plus Aelred avait un don particulier : il recevait un texte et immédiatement il en faisait un chant grégorien.

Un autre moine, Christophe, venait d’arriver au monastère de Tamié. C’était un frère convers. Il n’avait pas complètement encore intégré l’ordre. Quand il passait à Paris, par la suite, il venait nous voir.

Alors que nous étions à Sarcelles à travailler sur le résistant Jean Cavaillès, nous avons appris que Christophe faisait partie des moines cisterciens égorgés à Tibéhirine.

A lui, ce dernier mot de Manouchian :

                             « Aujourd’hui, il y a le soleil »

Qui éclaire-t-il ? Aujourd’hui comme hier, l’image du même peloton d’exécution.

 

LA DERNIÈRE NUIT

 

Jardin des oliviers chaque nuit

recommencé : la prison de Fresnes,

le meurtre avait lieu hors les murs,

mais pas l’agonie et ses sentences.

 

 

Sa mort, il parlait avec elle

depuis cent vingt-cinq jours.

Arrestation, baignoire,

poignets sciés par les menottes,

tessons de verre dans les genoux,

froid glacial des cellules qui

paralyse mots et attitudes

étaient autant de jalons.

Sous le regard fermé des gardiens,

celui grandiloquent des miradors,

à travers les géographies illimitées

des murs de Haute Surveillance,

il portait les derniers instants

d’une vie à peine commencée,

comme le sang séché de la torture

sur la chemise et le tricot.

Sa seule idée, tenir jusqu’au

jour limite de ses dix-huit ans.

Bon anniversaire, mon grand,

aurait écrit le père.

Nous t’embrassons, mon Roger,

aurait ajouté la mère.

De lettre, il n’y eut que la sienne

pour dire adieu, et souvenez-vous…

Il fut exécuté la veille.

 

 

II
 

Nuits des quartiers de Haute Surveillance :

quelques heures-barricades dressées

devant la venue de l’aube.

Les cellules des condamnés se remplissent

de siècles, de millénaires, d’années-lumière,

de préhistoire. Le futur rejoint le passé.

Et tout recommence, sans trajet,

depuis les origines de la création.

Des milliers d’existences pour tous,

en même temps. Et pour chacun,

une solitude de planète blessée.

Ils sont cinq dans la même cellule.

Tous condamnés aux mêmes rêves,

aux mêmes années-lumière.

Cinq visages aux portes arrachées

comme les baraques de la zone.

La barricade de livres de Madrid

et les massacres d’Arméniens

et les pogroms de Bessarabie

et les exils garibaldiens — et

l’enfant d’un égoutier breton

venu travailler à Paris,

essayent de se tenir chaud,

dos contre dos marqués par la brûlure

des cigarettes de policiers.

IV

 

Nuit en dehors du temps et des principes

mais écrasée sous une synagogue

encore visitée par les corps qui chantent

et déjà abandonnée par toutes les pierres.

Nous vivons une nuit qui essaye de s’envoler

comme l’oiseau trop sauvage pour être en cage

et qui y retombe constamment

avec un bruit d’office interrompu.

Patiemment, le rescapé des pogroms

essaye de retrouver sur les murs

le dessin des pierres en place.

C’est sa façon d’être encore au monde.

 
V

 

Deux pas à droite, deux pas à gauche.

Les barricades de Madrid sont toujours là.

L’ex-milicien se trouve dans les marges

des livres de philosophie et de linguistique

derrière lesquels sont tombés des amis.

Deux pas à droite, deux pas à gauche.

Les livres ont été, depuis, jetés au feu

mais il en parcourt encore les marges,

c’est sa liberté de graffiti qu’aucun mur,

aucune colonne de dictionnaire ne peuvent

circonscrire : la tentative toujours recommencée

de restituer le soleil à la parole envahie.

 

VI

Les couloirs de la Haute Surveillance

secrètent leurs propres témoins,

leurs couleurs, et la façon de sourire

à la lumière jaune des ampoules,

comme dans un kaléidoscope,

avec toujours les mêmes combinaisons.

Le matin, témoin rouge, ses bras

tendus vers le ciel et sa redécouverte du monde.

Frères d’incertitudes, quelle joie de vous voir

chaque instant, respirer encore !)

La mi-journée, témoin jaune, son moment

de prière, amputée de toute ombre.

(Frères d’un jugement de tribunal militaire

demain, le monde va s’appauvrir

de notre façon de la regarder.)

La nuit, témoin bleu, son cortège

d’échéances, et ses étoiles visibles.

(Frères d’une seule heure, pourquoi

rêver encore de lumière devant

leurs regards qui vont s’éteindre ?)

Puis les nouant et les dénouant

dans une seule attente : le témoin blanc.

(Vous avez été frères, le trajet de l’arc

sur tous les ciels de la page d’histoire.)

C’est à lui que le garibaldien s’est adressé.

(Dites au père que je garde son tricot

pour ne pas trembler de froid devant les fusils.)

 

VII

Et voici enfin l’aube, mère mutilée

de tant de possibilités qui désormais

iront toutes à la ligne. Mais dans quel récit ?

VIII

 

Le corps déchiqueté : regarder sur soi

le futur impact par où la vie s’en ira.

Invraisemblance, merveille, angoisse

par où la vie s’en ira aussi.

Brûler les étapes qui, d’ailleurs,

se brûleront d’elles-mêmes – être

déjà au-delà de l’exécution.

Faire que ce soit une gageure

contre laquelle les rotations

de la terre ne pourront rien.

La vie n’est pas dans le temps mais

dans l’usage, ainsi parle le condamné

venu d’Arménie à l’âge de trois ans

sur un bateau de la Croix-Rouge.

IX
 

Il est né dans des mots turcs

(on coupait la langue qui disait l’arménien)

et maintenant il meurt en français.

Ses grands-parents, sa mère, ses deux sœurs

ont été tués en trois parlers musulmans

sur les bords de l’étang de Kareth.

Maintenant c’est l’eau de cet étang

qui, de veilles passées en veilles futures,

brille sur les visages qui l’entourent.

Tous ensemble : l’aurore de la création.

X

 

Parmi les vingt-trois fusillés, ce jour-là,

Roger, le fils de l’égoutier breton Rouxel,

était le seul à croire au ciel.

A l’entrée du fort du mont Valérien,

son nom ne peut être articulé

dans le parler allemand des exécuteurs

Il était le dix-huitième, entre

le garibaldien qui disait : Mère ! en piémontais

et le Juif de Roumanie qui ne disait rien.

Il comprit soudain que par-delà

son nom (et à cause de lui)

il était éternel et irremplaçable.

XI

 

Devant la mitrailleuse, ils sont devenus

rose des vents et cri de l’enfance.

Seule l’enfance peut déchiffrer

les derniers moments du partisan

et sait répondre aux lieux où il s’abat.

Débuts de mots, restants de gestes.

En chacun, une solitude qui

ne sait pas en quelle langue mourir

 

 
12 / Le film impossible (extrait du film L’école)

L’image et ses fantômes

Parler du résistant, de ses actions, sans pour autant l’enterrer comme un acte incompréhensible du passé n’avait rien d’évident pour Gatti en arrivant à L’Isle-d’Abeau. Ce moment où s’étaient retrouvés un jeune ouvrier français, un combattant de la guerre d’Espagne, un survivant du génocide arménien, des survivants des pogroms des pays de l’Est, semblait unique et devoir échapper à tout déterminisme.

Et c’est ce qu’a posé Gatti à son équipe en commençant à travailler. Tous ses assistantes et ses assistants avaient en responsabilité des groupes d’habitants, de scolaires, d’artisans, d’ouvriers, de moines. Et tous avaient la charge que toutes ces collaborations avec la population deviennent inventions. L’expérience avait un journal qui portait le titre “La Première lettre” accompagné de la mention de tous les lieux où avait vécu Roger Rouxel: la zone, l’école, l’usine, le cinéma, la voix Bacchus, l’école Diderot, l’usine Texier-Dufort, la prison de Fresnes.

Le numéro trois de ce journal essaye de raconter les questions qui se sont posées et les scénarios qui en sont nés. L’édito explique : « Dans ce numéro de La Première lettre, il ne s’agit plus de rencontre avec Roger Rouxel, ni de l’opéra, mais du film lui-même et, plus précisément, du tournage de ses multiples scénarios. Après deux articles de présentation et de mise au point, on a réparti ici chaque scénario, selon le lieu de conjonction avec Roger, région, école, usine, centre d’apprentissage, tribunal. Les participants-auteurs racontent leurs films tels qu’ils l’ont vécu, pensé, imaginé, joué devant les caméras, mais tel aussi qu’ils vont évoluer devant lesdites caméras. »

Voilà, c’est dit, la possibilité de réinventer l’histoire de Roger Rouxel à L’Isle-d’Abeau va se télescoper au monde de l’image. Aux caméras. Le texte que je vais présenter est celui de Michel Séonnet, écrit à la fin des tournages. Il essaye de cerner ce qui s’est passé. Michel a rejoint Gatti vers 1975. Il l’a rejoint parce qu’il pensait que son destin était de devenir écrivain. Mais aussi que le rallier était une manière de s’arrimer à un imaginaire qui lui permettait de renforcer une distance critique par rapport au milieu de l’extrême-droite provençale où il avait grandi enfant. Ce qui aboutit quelques années plus tard, à la sortie aux éditions Verdier du livre « Que dirai-je aux enfants de la nuit ? ». A propos de ce livre, Daniel Lebrun dans « l’Humanité » explique  :

« …Trois générations, morts et vivants mêlés, vont se rencontrer et s’affronter. Il y a là Louis Bertini, qui fut un responsable de la Milice, Fortuné Laugier, son filleul et disciple, qui à vingt ans porta l’uniforme bleu avant d’endosser dans les dernière semaines celui des Waffen SS, et Louise Laugier, sa fille, qui, arrivée à l’âge adulte et pour faire pièce à l’infamant héritage, s’est délibérément tournée vers le terrorisme gauchiste. Les voici donc maintenant réunis à huis clos : Louise pense venue l’heure des comptes avec les encombrants fantômes du passé. Bertini a été exécuté à la Libération, Laugier a obtenu un sursis jusqu’en… 1964 ».

Michel Séonnet, à l’Isle-d’Abeau, participe aux chorales, écrit des scénarios avec les enfants et, bien sûr, écrit l’article qui va suivre. La question de l’image est au centre de ce travail de réinvention. Les caméras elles-mêmes, comme objets, vont devenir les représentantes de différentes postures critiques : il y a d’abord la Teka, une grosse caméra américaine couleur, la première caméra portable de ce genre que nous assignions au fait de tourner tout ce qui était fiction. Et puis il y a une deuxième caméra, la paluche, une invention du génial Bauviala. Ses fonctions sont désarticulées en plusieurs petits blocs. On a l’électronique et les batteries à la ceinture. Le viseur accroché au niveau du plexus solaire et le tube, avec l’objectif, au bout de la main. L’objectif de la caméra n’est plus le prolongement de l’œil, l’objectif est tenu à la main comme un outil, un marteau ou une pince. Nous avions décidé que cette caméra servirait à filmer ce que nous appelions le quotidien, c’est-à-dire la vie des gens avec qui nous travaillions en dehors des histoires qu’ils avaient inventées. C’était une façon pour nous de déconstruire les tournages et de faire apparaître plus nettement les choix d’écriture.

Tué par qui   ?

Michel Séonnet

Peut-être essayons-nous de faire quelque chose d’impossible : rendre l’image à sa terre, à son original. Pendant plusieurs mois, l’objectif de la caméra a fixé une histoire – celle de Roger Rouxel – une région, suivant pas à pas le canevas d’imaginaires qui cherchaient à dire cette histoire

Où qu’il se soit orienté, quels qu’aient été les lieux, les personnes qu’il cadrait, ce qu’il amenait au point de netteté dans les limites de son viseur faisait partie d’un vécu. Face à l’objectif, des hommes, des femmes ne jouaient pas. Ils se tenaient là avec une part d’eux-mêmes qu’ils engageaient : gestes de tous les jours, gestes spontanés, gestes étudiés ou répétés pour cette circonstance ; paroles improvisées, répliques apprises, ou souvenirs une nouvelle fois appelés à témoigner.

Mais ce qui, au moment même, s’enregistrait sur les bandes vidéo magnétiques, ce qui, le soir, devenait “rush” sur l’écran, avant de se dédoubler en original et copie, était seulement une reproduction de ce qui s’était passé ? Ou quelque chose de bien éloigné et qui s’appelle image ?

Des gestes vécus à ce que l’on voit, restitués en noir et blanc ou en couleur par des tubes cathodiques, il n’y a pas que le parcours, mystérieux pour les néophytes, à travers un jeux de lentilles puis un circuit électronique, tout est déjà joué dans le viseur. Il opère une extraction. Découpe par son cadre le contenu d’un quadrilatère déterminé.

Ce qui est rassemblé dans l’étroite cellule des cassettes, a dû, pour accéder au statut d’image, passer par cet œil sélectif, non borgne, mais incapable de saisir plus d’une chose à la fois, plus d’un geste, plus d’un versant de ce geste, plus que la part éclairée du versant de ce geste. Soit, peu de choses. Surtout au regard du travail d’une population pendant neuf mois ; au regard de la vie et de la mort de Roger Rouxel et de ses 22 compagnons.

Et pourtant toutes ces heures d’images enregistrées ont tenté de trouver leur existence en 4, 5, 6 films. Pourtant, en ces mois d’été 1978, nous continuons de chercher dans les broussailles qui ont envahi la zone de Vitry, sur les visages de Paul, son frère, de Mathilde, sa copine, d’Arsène, son camarade de boulot, la silhouette de Roger. Nous devions refaire simplement en couleur le film de présentation, et voilà qu’à ces vivants déjà connus, déjà affirmés, sont venus s’ajouter Hélène Elek (la mère de Thomas), Simon Rayman (le frère de Marcel), Mélinée Manouchian (la femme de Missak Manouchian), Armène (la sœur de Mélinée) et que l’histoire se pressent un peu plus vers nous – alors que se resserrent aussi les questions : que signifie faire un film ? Cadrer tous les proches de Roger dans des images pourra-t-il permettre d’en saisir ne serait-ce qu’un mouvement de la main, un clignement des yeux ? Ou bien, ce que nous construisons là n’est-t-il pas un tombeau, plus clos que celui de Vitry, en fermant définitivement le Chardon Roger Rouxel dans notre herbier de famille, le réduisant à la portion médiatique de lui-même ?

Faudra-t-il écrire dans la Tanatographie – plutôt que la biographie – de Roger Rouxel, au-dessous de

“ tué par les balles de fusil de la Wehrmacht ”

“ tué par l’encre des affiches de la propagande allemande ”

“ tué par les sonnerie aux morts, les oraison funèbres de toutes les commémorations ”

Faudra-t-il encore écrire Roger Rouxel

“ tué par les bandes magnétiques qui cherchaient à le saisir. ”

Que l’image condamne ou célèbre, n’assassine-telle pas ce qui pendant 18 ans se superposa, s’opposa, se rassembla, s’affronta, sous le vocable Roger Rouxel, plus définitivement que les coups de fusil – un jour sur le mont Valérien ? (Les salves imprimées, les salles filmées, les salves magnétiques contrairement à celles des fusils foudroient à chaque tour de rotative, à chaque projection.)

Dans l’entrelacs de ses interrogations, Arsène Tchakarian nous donne-t-il ce qui nous permettra de répondre, ou bien indique-t-il le fatal échec de notre tentative de vouloir faire vivre Roger en images ? Au milieu des miniatures religieuses arméniennes qu’il peint, Arsène nous a montré un beau bloc de bois – du bois d’établi – sur lequel la peinture rouge et noire dessine déjà les contours de l’Affiche rouge. Un à un, les visages prennent leur place en bas en gros caractères comme sur l’original, il est écrit : « Armée du crime ». Arsène dit : « Je fais cela pour qu’on se souvienne d’eux quand je ne serai plus là ». Lorsqu’on lui a demandé s’il ne trouvait pas paradoxal de reproduire la fiche de mort de ses compagnons, il a parlé de détournement ; il a ajouté qu’en ces jours de février 44, ces affiches avait été des témoignages de la Résistance.

Quels plans, quelles interviews pourraient ramener cette histoire elle-même, et non la perdre, l’exporter en territoire étranger – celui de l’image ?

Pendant que la caméra TK cadre ceux qui venaient de témoigner, reprenant à peu près le découpage, les séquences du premier film, la caméra noir et blanc, la paluche, tentait de déchiffrer l’espace, le mouvement qui transformait la terre en image. Prolongeant la main, elle partait en quête de cadres différents, de hors-cadres.

Elle dérapait à partir du cadre de la TK scrutait ses frontières, ses silences. Le tournage de la TK (installation, éclairage son, mise en scène, répétition) était filmé dans toute son étendue. Dans sa marge, les proches de Roger parlaient d’autres choses – d’eux, du film, de l’histoire. Mais, désespérément, les hors cadre devenaient cadre ; les discussions, son. Dans la voiture, entre deux lieux de tournage une conversation passionnante eut lieu avec Arsène Tchakarian. La paluche enregistrait. Il disait : « Il faut que les images donnent quelque chose de plus à ce qu’ils verront ». Discussion sur le vif, spontané. Pourtant, au regard des rush, il s’avéra que ces images marginales s’étaient inscrites dans un cadre très précis – la voiture avait imposé un contre-jour qui donnait une dimension de personnage à Arsène. Tout ce qui était manifestation de la spontanéité – crissement du son, contraste de l’image – renvoyait encore plus inévitablement à l’image. Le vrai naturel aurait nécessité éclairage et prise de son sophistiqués.  La zone de Vitry. La maison de Mathilde, volets clos, encerclée d’herbes indisciplinées, de broussailles, de buissons. Une parcelle de zone où l’on peut encore circuler (on ne peut installer ni la caméra, ni celui qui parle au milieu des buissons – même si c’est là qu’en vérité les choses se sont passées).

 

Sur le perron, bien éclairé par le soleil, légèrement de profil, Paul Rouxel raconte l’arrestation de son frère. Il découpe son histoire, sa vie ce dont il se souvient, ce dont il a appris à se souvenir pour les nécessités du film. Paul, facteur d’Ivry, parle d’un homme qui, depuis 35 ans, ne passe plus dans ces lieux. Hors lieu : la paluche filme Paul Rouxel pendant sa tournée quotidienne. Sur l’écran, en noir et blanc, Paul semble jouer au facteur. L’image impose le rôle, le réel lui-même, le banal, le quotidien, y devient fiction. Le quotidien devenu film ne peut être qu’une fiction différente – fiction de quotidienneté, de banalité. Pas la réalité.  Tout autour du nom de Roger Rouxel, des images, des paroles, élaborent une construction en quête d’un centre. Planète inaccessible. Saturne-Rouxel. Un anneau d’images, qui jamais ne transformera son orbite en rencontre, l’encercle sans l’atteindre. Manège, assemblage circulaire de bandes vidéo. Une autre réalité. Celle que, voulant faire fonction de faiseurs d’images, nous avons choisie de réaliser et dont il nous faut assumer l’écartèlement, la distorsion d’avec le réel.  

Il n’y a pas d’images naïves. Ces images, ces plans, ces séquences ne sont pas vains. Marqués du sceau de la fiction, ils n’en sont pas moins nécessaires. Parce que, depuis quelques temps déjà, les perspectives ont changé. La lumière ne provient plus de la bougie, de la lampe, du feu, de la terre. Mais de son reflet construit avec précision sur l’écran. Il ne reflète rien – effet sans cause, ombre de rien. Il impose. L’image est devenue la vérité du réel (c’est vrai, parce qu’on a vu la photo, le film, la séquence à la télévision). L’image ne témoigne plus du réel, c’est lui qui se plie à son cadre, à sa fiction de réalité.

Entre terre et images, nous errons. Non pas pour tenter de renverser l’avancée des événements, la prééminence de la fiction sur les réalités. La partie est jouée depuis bien trop longtemps déjà. Mais la lente asphyxie, la tétanisation progressive des sens à laquelle le pouvoir exorbitant, totalitaire des images conduit, une évidence impose : nous ne pourrons être que le reflet des images que nous aurons construit de nous-mêmes. Ce que dit le contre-opéra : construisons les deux mesures.

Neuvième écriture :                                              Le poème « Contre Opéra »

Le problème central qui met en cause notre démarche c’est l’image. Nous sommes là pour transformer ces moments précieux en film pour la télévision. Gatti va se poser directement la question dès les premiers textes qu’il écrit. Nous sommes là pour faire des films et ces films peuvent avoir l’effet inverse de celui que nous cherchons. Ainsi l’écrit-il dans le poème bilan de ce travail intitulé : Contre-opéra.

 

Paroles du Che Guevara.

Quelles que soient les luttes

dont ils sont coutures,

les films sur la résistance des peuples

à entrer dans la glace des astres,

n’existent que pour tuer

dans l’événement

son pourquoi

(en déplacer la réponse).

 

L’image, le film, le médium-même de la trahison. Cette affirmation est posée au début du film. L’image est le lieu d’une guerre civile :

Tuer le réel,

non son image,

notre guerre civile

commence là.

Donc l’injonction gattienne, « Donner quelques minutes de plus à vivre aux résistants », ne peut se faire qu’en rallumant le feu d’une guerre civile et le terrain de cette guerre civile sera l’image.

Toutes les musiques

de générique

sont des musiques

de mise à mort.

Le guérillero

ne ressuscitera

le long de la pellicule

que brisé,

dévasté,

corrompu

par les légendes colonisatrices et leurs anticorps.

À ce questionnement sur la possibilité de donner sa place dans notre mémoire aux terroristes – résistant dans ce film -, Gatti donne une réponse dans une autre partie du poème, Le Contre-opéra :  

 

Pourquoi chanter le cinéma

comme on chanterait

à l’ablation de ses sens

sur une table d’opération ?

Pour exactement

les mêmes

raisons

que

le libertaire Berneri

écrivait, dans Barcelone insurgée,

le communiste Gramsci

mort dans la nuit mussolinienne,

son ennemi d’idées

mais en principe son compagnon de combat.

Pour les mêmes raisons que Berneri écrivait,

trois jours

avant d’être assassiné

par les services de police communiste d’alors :

Quoi qu’il en coûte

comprendre.

 : 

 

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